LA SACRA DI SAN MICHELE
En 1961 j’avais 16 ans ; je me rappelle avoir visité, avec le groupe de jeunes de l’abbé Yves NÉGRIER d’Aubagne, « LA SACRA DI SAN MICHELE », nous avions dressé notre camp tout prêt de là. « L’édifice se rejoint par une route tortueuse au milieu des frênes, des châtaigniers et des épicéas. Après avoir garé la voiture sur le dernier terrain praticable, on y grimpe à pied ».
Si l’envie vous prend, je vous invite à vous y rendre, cela vaut le détour, c’est tout prêt de la frontière à partir du Montgenèvre à « Sant'Ambrogio » à 30 Km avant Turin.
Roger
Depuis 1994, selon une loi régionale, la Sacra di San Michele est le “monument symbolique du Piémont pour son histoire séculaire, pour les témoignages de spiritualité, d’audace, d’art, de culture et l’admirable synthèse des caractéristiques les plus particulières que le Piémont peut offrir, ainsi que pour sa situation et sa visibilité exceptionnelles“. Cette référence est une synthèse parfaite pour décrire ce monument unique qui, depuis plus de mille ans, domine le tronçon de la route nationale de Montgenèvre, dans le Val de Suse, sur la Via Francigena.
L'épée de l'archange saint Michel
« Ici nous sommes à mi-chemin. À 1000 kilomètres à vol d’oiseau du Mont-Saint-Michel et à 1000 kilomètres du Monte Sant’Angelo du Gargano dans les Pouilles. » Les yeux brillants, les gestes animés, Tatiana est guide depuis vingt-huit ans à la Sacra di San Michele, dans les Alpes piémontaises. Comme elle aime à le répéter, elle ne s’en est jamais lassée. « Il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir sur soi ; la Sacra c’est un chemin personnel », affirme-t-elle. Et je ne peux qu’abonder dans son sens. Où que je sois et en tout temps, j’ai souvent l’impression d’être une vagabonde, d’arriver et de partir, dans une succession d’adieux. Toutefois mes pas reviennent toujours à la Sacra. Mon arrière-grand-père piémontais parlait d’elle en levant sarcastiquement la tranche de salami que venait de couper sa femme : « Elle est si fine qu’on voit la Sacra à travers ! » Elle est restée le point de référence de la famille. Mon arrière-grand-mère n’a jamais voulu quitter la vallée où elle se dessine ; ma cousine est revenue habiter près d’elle, et la salue tous les matins en ouvrant ses volets. Ses contours, élancés vers le ciel, fuselés, presque écorchés, sont reconnaissables entre tous. « Quand je rentre de vacances et que je la vois, c’est le signe que je suis rentré a casa », confie un marchand de journaux de la vallée. Cela fait des années que je n’y suis pas venue, et pourtant, moi aussi, devant la Sacra, je me sens a casa.
Le doigt divin ne cessa de se réserver la Sacra
L’édifice se rejoint par une route tortueuse au milieu des frênes, des châtaigniers et des épicéas. Après avoir garé la voiture sur le dernier terrain praticable, on y grimpe à pied, se laissant imprégner de l’aura du lieu, et les voix des pèlerins baissent en arrivant sous le porche. Ici, c’est le silence qui parle puissamment, de ce que les mots ne sauraient définir. Les pierres en ont conservé une mémoire plurimillénaire, puisqu'avant les chrétiens, cette montagne était déjà sacrée pour les Celtes qui y vénéraient le dieu Lug, dieu de la Lumière. C’est aujourd’hui l’archange Michel qui accueille les visiteurs. Son immense statue de bronze de plus de 5 mètres de haut et pesant 3,4 tonnes, aux ailes déployées, écrasant l’ange du mal, flanque la façade massive, dont on regarde la cime, la tête levée, en retenant son souffle.
L’histoire rapporte que c’est saint Jean-Vincent, un moine camaldule, qui édifia au Xe siècle une chapelle dédiée à saint Michel, dont le culte se répandait depuis l’Orient. Selon la légende, le religieux avait d’abord choisi un autre mont pour son projet. Mais de nuit, les pierres qu’il amoncelait disparaissaient mystérieusement… Jean-Vincent dut se rendre à l’évidence : les anges eux-mêmes emportaient ces pierres sur le mont d’en face, le Pirchiriano, que le Ciel désignait pour élever ce sanctuaire. Le doigt divin ne cessa de se réserver la Sacra. On raconte ainsi que lorsque l’évêque de Turin arriva pour la consacrer, une colonne de lumière et de feu embrasait la montagne ; et dans la petite chapelle de pierre blanche, les murs étaient déjà imprégnés de l’huile sainte, comme consacrés par le pouvoir de Dieu. « Au niveau historique, explique Tatiana, cette légende illustre que l’évêque de Turin n’avait pas de pouvoir sur la Sacra. Les abbés étaient de véritables monarques qui répondaient directement au pape. » Après Jean-Vincent en effet, le noble auvergnat Hugues de Montboissier, en geste de pénitence pour sa vie dissolue, racheta le mont à la fin du Xe siècle. Il finança les travaux de ce qui deviendra un monastère bénédictin prospère. « À son âge d’or au XIIe siècle, la Sacra abritait une communauté d’une centaine de moines, possédait des territoires dans toute l’Europe, et sa puissance s’étendait aux domaines religieux, politique, économique et culturel », s’enthousiasme Tatiana.
Tout en escalier, la Sacra est une montée permanente. Derrière les majestueuses portes d’entrée, commence l’ascension vers l’église, aux relents de chemin initiatique. Les travaux de construction, qui se sont étalés sur près de quatre siècles, ont su marier de façon stupéfiante la roche brute et la pierre taillée. Dans la partie basse, à gauche du « Grand Escalier des morts » – édification du XIIIe siècle qui se mêle au rocher verdâtre d’origine –, se dresse un pilier monumental de 18 mètres, sur lequel reposent les fondations de l’église, bâtie au-dessus, sur la pointe du mont qui culmine à 962 mètres. « Ici règne le silence profond des siècles », souffle notre guide en ce corridor imbibé d’obscurité, qui fut le caveau des moines. Les marches sont raides, mais tant mieux, je n’ai pas envie d’en finir trop vite. Ce chemin est nécessaire pour toucher une partie mystérieuse de soi, profonde. Peut-être l’âme.
« Prince de la milice céleste, par la puissance divine, repousse en enfer Satan »
Dans un jeu de symboliques que l’architecte médiéval n’a pas laissé au hasard, il faut sortir de l’Escalier des morts par la « Porte du zodiaque », d’où jaillit la lumière du jour, comme au bout du tunnel. Cette porte au nom ésotérique, réalisation du sculpteur Niccolò, est ornée de symboles représentant les constellations, les signes du zodiaque, les saisons. Tel un memento mori, elle marque le temps qui passe, invitant à entrer dans une dimension d’éternité. La montée se poursuit à flanc de montagne, sous des arcades ouvertes. En admirant le panorama sur la vallée, je songe qu’à la Sacra rien n’est étriqué. L’horizon est large, les symboles universels. Entre Ciel et Terre, elle livre la prestance de saint Michel, dont les attributs guerriers, lances, boucliers, casques et épées sont sculptés sur la porte de l’église. À l’intérieur, l’atmosphère est priante et paisible ; le temps est suspendu. « Les anciens suivaient leur instinct pour bâtir des lieux sacrés pour prier et pour se soigner, dans des endroits très particuliers d’énergie », souligne notre guide. Certaine de l’existence de fleuves souterrains sous le Pirchiriano, Tatiana a fait faire un relief géobiologique analysant les champs magnétiques du lieu. Pour elle, la fameuse épée de saint Michel, qui pourfend l’Europe de Jérusalem à l’Irlande, est d’ailleurs « un parcours d’énergie et de force ». Non loin, Michèle et sa sœur Bruna sont venus des Pouilles, de l’autre extrême Sud de l’Italie, après avoir fait halte dans plusieurs sanctuaires dédiés à saint Michel. « On sent ici une vraie sacralité », répètent ces inconditionnels de l’archange, visiblement bouleversés. « Prince de la milice céleste, par la puissance divine, repousse en enfer Satan et les autres esprits mauvais qui parcourent le monde pour perdre les âmes », énonce la prière affichée dans l’église, que certains murmurent devant des cierges allumés.
Dans un coin, devant la porte de la sacristie, un prêtre propose sa présence discrète aux pèlerins. Les rosminiens sont les gardiens de ce temple depuis le XIXe siècle. À la demande du roi de Sardaigne Charles Albert de Savoie, ce sont eux qui ont sauvé la Sacra de la décadence où elle était plongée depuis plus de deux cents ans. Le départ des bénédictins a en effet laissé la Sacra abandonnée à elle-même, en proie aux guerres, aux incendies, aux pillages. Sa splendide bibliothèque de 8 000 livres est saccagée, ses pierres courent à leur ruine. En s’y installant, la congrégation fondée par Antonio Rosmini réveillera l’édifice et le restaurera.
« Quis ut Deus ? »
Le parcours se conclut sur la corniche, en surplomb du grand vide, à la tour de la Bell’Alda, aussi ensorcelante que terrifiante. C’est là que, selon l’histoire locale, une jeune fille, cherchant à échapper à des agresseurs, sauta dans le vide avant d’être sauvée par un ange. Mais à cet épisode se mêle la voix âpre de la sagesse piémontaise, qui ajoute qu’Alda, voulant prouver son récit prodigieux, se jeta une nouvelle fois dans le vide, et y sombra. On ne tente pas Dieu, semblent dire les montagnards du coin, confrontés aux aspérités de la montagne.
Je redescends et regarde une dernière fois le mont, derrière moi. Incendiée, secouée par des séismes, délaissée, la Sacra a souffert mais ne s’est pas pour autant ébranlée. Ses mille ans d’histoire continuent à me souffler leur message, dans une parenthèse hors du temps. J’aime la Sacra, parce que ses voûtes me renvoient l’écho lointain d’une question, essentielle, absolue, portée par la voix de l’archange. « Quis ut Deus ? » (1)
Un lieu sacré depuis l’Antiquité
Antiquité – Située sur l’actuelle commune de Sant’Ambrogio dans la Valle di Susa, le mont Pirchiriano – alias mont des Porcs –, qui culmine à 962 mètres, était déjà consacré à des divinités celtes, puis à des divinités alpines du temps des Romains.
Xe siècle – La première chapelle chrétienne, dédiée à l’archange saint Michel, est édifiée par le moine saint Jean-Vincent. Le lieu est ensuite racheté aux alentours de 980 par le Français Hugues de Montboissier qui finança la construction d’un complexe monastique tenu par les bénédictins pour accueillir les pèlerins qui suivaient la via Francigena.
XIIe siècle – À son apogée, la Sacra est particulièrement puissante, avec des propriétés dans toute l’Europe.
XIVe siècle – La Sacra vit son déclin économique et politique, et connaît son coup de grâce avec la suppression de l’ordre des bénédictins en 1622 et leur expulsion en 1706.
XIXe siècle – Laissée à sa ruine, la Sacra est sauvée par le roi Charles Albert de Savoie, qui la confie en 1836 à son ami le père Antonio Rosmini, fondateur de la congrégation des rosminiens.
De nos jours – La Sacra abrite les dépouilles des princes de Savoie. Elle est desservie par un service de guides, par quatre prêtres rosminiens, et reçoit entre 1 000 et 1 500 visiteurs en moyenne chaque jour. L’édifice est propriété de l’État italien depuis 1866 et a été déclaré monument symbole du Piémont en 1994.
Anna Kurian
(1) : « Qui est comme Dieu ? » Traduction du nom hébreu Michel.