Marie de Magdala
la première messagère
Présenté à Cannes il y a quelques semaines, « Magdala », le long métrage réalisé par Damien Manivel, sort en salle le 20 juillet. En quittant la projection, le temps semble s’être arrêté... c’est un bouleversement créé par la poésie et la subtilité d’une mystique déployées sans que jamais ne s’immisce la moindre mièvrerie. on peut alors mesurer la profondeur, y compris théologique, du message reçu qui semble murmurer au fond de l’âme.
Dans l’art ou les commentaires ecclésiastiques, le personnage de Marie-Madeleine a été tellement galvaudé que la question se pose de voir encore une fois mise en scène cette femme qui attire à juste titre mais que l’on trahit souvent, même en prétendant se fonder sur l’Écriture. Ici le synopsis et la bande annonce ne laissent aucune illusion : nous ne serons pas dans le cadre de l’iconographie traditionnelle.
Alors, par curiosité et intérêt majeur pour cette amie de Jésus sur laquelle j’ai tant travaillé et publié, faut-il prendre le risque ?
un conte « réinventé »
Je nommerai Magdeleine celle dont il est question de bout en bout, quasi unique personnage dont le nom ne sera pas prononcé. Les théologiens diront, fait rarissime, qu’il l’a été par le Christ lors de leurs retrouvailles au moment de la Résurrection, et que ce bagage suffit. Est-il d’ailleurs besoin de la nommer puisque nous savons de qui il est question par le titre, même si nous constatons dès le premier plan que le réalisateur a choisi de briser tous les codes éculés qui entourent ce personnage.
Immédiatement, le décor étonne. Le spectateur baigne dans une atmosphère de vie, symbolisée par l’eau omniprésente et par le souffle. Celui d’Elsa/Magdeleine (1) donne le rythme de sa progression vers un au-delà auquel elle aspire, qu’elle hume presque de manière animale. À pas lents, parfois lourds, mais en harmonie avec la nature, Magdeleine patiente, attend l’heure de rejoindre Celui qu’elle a aimé et qui est la Vie. Le chemin qu’elle emprunte n’est pas linéaire. On sent qu’il a été long, semé de ronces et d’embûches. Cependant, Magdeleine semble hors de toute atteinte du doute, elle avance vers un terme qu’elle connaît, sans hâte ni angoisse.
On comprend très vite que le réalisateur ne s’est pas préoccupé des mentions de la Madeleine dans les évangiles. Il a fait fi des querelles étalées depuis des siècles, se demandant si elle est ou non la prostituée décrite par saint Luc. Grégoire le Grand ne l’a pas encombré, Romanos le Mélode ne l’a pas inspiré (2)... Il la réinvente pour nous, ici et maintenant, dans cette atmosphère particulière, pour montrer une autre vérité, et c’est tant mieux. C’est seulement un conte, celui écrit par Jacques de Voragine (chroniqueur italien du XIIIe siècle, archevêque de Gênes) dans sa Légende dorée, qui donne les pistes pour comprendre de qui nous partageons les derniers instants. Et puis, une influence artistique affleure : celle de Donatello par la référence à la pénitence, à la vieillesse, mais sans la souffrance de la sculpture. Plus tard, Georges de La Tour est convoqué avec délicatesse. Le décor n’est plus un boudoir : c’est au fond de sa grotte, au bout de la vie de Magdeleine, que se trouvent la mort – un crâne – et la bougie, la vie terrestre qui s’éteint. On sent de la même façon que dans le tableau, la mise à distance des vanités du monde. Plus fort encore peut-être ici. Le spectateur peut ne pas percevoir ces allusions. Elles ne sont que des clins d’œil que Damien Manivel intègre subrepticement
une sensualité toute en délicatesse
Pour demeurer encore un peu dans l’écrin qui enceint l’histoire, on est entraîné dans les sons de la forêt vibrante de la fin de l’été, de l’automne, de l’hiver peut-être. Deux musiques atteignent le cœur : un extrait du Voyage d’hiver de Schubert et Oh Solitude de Purcell qui vient clore le film. Nous recevons l’imprégnation constante de ce que l’on nomme les vertus théologales pour parler de ce qui est au centre de la vie chrétienne : la foi, l’amour et l’espérance. Le réalisateur les conjugue sans jamais insister, comme une caresse ou comme une évidence.
Deux brindilles liées ensemble par un brin d’herbe, et la Croix du Christ accompagne les gestes quotidiens de Magdeleine. Nous comprenons que la foi se noue dans une relation singulière. Croix d’une infinie puissance qui nous sauve, croix éphémère qui rappelle qu’un nouveau monde s’ouvre. Magdeleine le sait. Son visage, son corps expriment une foi qui s’est faite certitude confiante. Quand la foi est réelle, la croix devient légère. C’est un signe.
L’amour, ce sublime agapè qui dit tout d’une pleine réciprocité, cette fusion à laquelle chacun aspire, se décline par petites touches, dans un regard vers le ciel, dans la volupté d’une mûre ou d’une goutte d’eau qui se posent dans la bouche. L’amour se dit encore plus fort quand le réalisateur l’illustre par les réminiscences d’une proximité avec Jésus qui n’appartient qu’à cette femme, et que rien ne peut mieux exprimer que deux mains qui se joignent. N’en déplaise aux Tartuffes, nouveaux encratistes (3), le corps doit être partie prenante de ce qui se noue dans l’acte de croire. Damien Manivel souligne, par des images sobres, une certaine sensualité toute en délicatesse qui traduit avec justesse l’affinité particulière (élective dirait Goethe) de la Magdaléenne avec Jésus. Le sempiternel refrain sur une hypothétique liaison entre eux n’est pas loin. Le réalisateur murmure cette relation probable et se tient à distance des sons discordants. Il parle d’amour vrai, je l’accompagne dans cette option à laquelle j’adhère. Totalement Dieu mais aussi totalement humain, le Christ a dû aimer de tout son cœur, de toute sa chair, celle à qui il choisit de se manifester Vivant par-delà la mort.
le sacré au cœur de chaque être
Quant à l’espérance, si lente à venir qu’on en souffrirait presque, elle nous rejoint en quelques instants d’acmé dans le cours du film. L’envol du minuscule oiseau rendu à la vie permet d’attendre l’accompagnement patient de l’ange qui conduira Magdeleine vers Celui qu’elle aime. En cours de route, pour celles et ceux qui auraient oublié que le Christ est venu nous sauver par amour, l’illumination du sourire de Jésus l’imprime au fond de l’âme. Nous sommes assez loin des représentations instrumentalisées par l’Église... Ce film montre, avec une grande puissance, la richesse de celle qui fut sans doute l’être humain le plus proche de Jésus-Christ.
La richesse de l’expression artistique pousse encore plus profondément l’analyse. Les paradoxes, au lieu de nous solliciter pour aiguiser notre vigilance, renforcent le caractère onirique. De l’araméen ancien dans un environnement breton, un corps usé aux cheveux ras, à l’opposé des clichés connus de tous... On reste en permanence suspendu au souffle de Magdeleine. Et puis, dans ce paysage et ce mouvement patient, nous découvrons, sans traité de théologie, que le sacré ne se place plus dans l’espace réservé du Temple, mais au cœur de chaque être, transformant la sacralité en sainteté. Le corps, loin d’être soustrait à la rencontre mystique, en est, au contraire, le partenaire. Il l’est tellement que même l’âge n’atténue rien de sa sensualité, de sa beauté. Là, où nos approches pourraient se disjoindre, c’est qu’il est difficile de suivre la légende qui enferme la Magdeleine dans un univers solitaire. Comment celle à qui le Christ demande d’aller témoigner en lui disant, ressuscité, « Va vers mes frères, et dis-leur... », comment l’imaginer se retirant du monde après une telle consigne comme gage d’amour total ? D’ailleurs, d’ailleurs, qui nous dit qu’elle ne s’est pas retirée là après avoir prêché durant des décennies ?
« J’ai mis mon coeur entre tes mains »
Qu’importe. Le propos de Damien Manivel se situe ailleurs. Et cette présence innommée n’est pas moins théologique, puisque le réalisateur parvient à montrer l’importance d’assumer toute l’humanité du Christ à travers ce que nous partageons de celle de Magdeleine. Par l’apaisement de son visage, nous percevons le lien tissé entre Dieu et cette femme. Il vit en elle, et nous sentons, sans avoir à le concevoir, ce que Karl Rahner appelait « l’auto- communication » de Dieu. D’où la totale symbiose entre le personnage et la nature qui l’entoure. Le cœur saignant se donne. Nous viennent en mémoire, comme une injonction, les vers de Louis Aragon dans Nous dormirons ensemble : « J’ai mis mon cœur entre tes mains, avec le tien comme il va l’amble... » (4) L’ange peut venir, veiller et accompagner l’amante fidèle. La lenteur et la douceur du départ dans la mort, montrée comme un passage, une traversée sereine, disent la confiance et l’espérance.
Sylvaine Landrivon
(1) Le rôle de Magdeleine est tenu par la danseuse et chorégraphe américaine Elsa Wolliaston.
(2) Note de l’auteure : Quand j’écris « Grégoire le grand ne l’a pas encombré », je fais référence au coup de force théologique de ce pape du VIe siècle. Pour illustrer sa théologie de la repentance, c’est lui qui a créé de toutes pièces le personnage de Marie-Madeleine en mélangeant sciemment toutes les femmes de l’entourage de Jésus (la prostituée de Lc7 avec Marie de Béthanie et la Magdaléenne). Le réalisateur ne tient pas compte du passé de son personnage. J’ajoute qu’il n’a pas été influencé non plus par les belles hymnes de Romanos le Mélode. Le propos de Damien Manivel n’est pas de prendre position sur le plan d’une authenticité historique ou théologique.
(3 ) L’encratisme est une hérésie du christianisme ancien qui rejetait tout intérêt pour le corps, en prônant notamment un ascétisme strict.
(4) L’amble est une sorte d’allure de marche de certains quadrupèdes. Ex. : « aller l’amble », « aller à l’amble ».
À Marseille, le film sera projeté au cinéma-bistrot La Baleine 59 cours Julien (04 13 25 17 17) mercredi 20 à 20 h 30, jeudi 21 à 18 50, vendredi 22 à 17 h, samedi 23 à 19 h, dimanche 24 à 20 h 15, mardi 26 à 16 h 30.