« Nous sommes passés d’un problème écologique à un choc existentiel » (Bruno Latour)
Les 6 et 7 février dernier s’est tenu, au Collège des Bernardins et à l’Institut catholique de Paris, un colloque international sur le thème « La théologie face à Gaïa. L’enjeu religieux de la mutation climatique ». Les travaux de Bruno Latour, un des penseurs français les plus écoutés à l’étranger, mais aussi par ce qu’il est convenu d’appeler « la jeune génération climat », ont servi de fil conducteur. Venu de la sociologie des sciences, cet intellectuel convie les savoirs au dialogue et au métissage. Par ailleurs, catholique pratiquant, il interroge en toute liberté sa tradition religieuse. Dans son édition du 8 février dernier, le périodique La Croix-l’Hebdo publie un entretien avec lui particulièrement éclairant (1).
Évoquant sa propre évolution intellectuelle, il note comment il a dépassé le moment où il pensait que le défi écologique était un problème dont on allait sortir : « Désormais, nous sommes passés d’un problème à une tragédie. Cette prise de conscience s’est faite par intensifications successives, chacune étant de l’ordre d’une conversion. (…) Elle se manifeste par une détresse psychologique des individus face à l’impact du dérèglement climatique. En plus, nous devons porter l’énorme poids de notre responsabilité, car ce n’est pas un météore qui est à l’origine des changements, mais nous, les humains. Nouveauté, accélération et responsabilité… Il y a vraiment de quoi faire sauter la caboche ! ».
Bruno Latour constate que nous sommes majoritairement des urbains peu équipés pour une « conversion écologique ». Mais, poursuit-il, « la bonne nouvelle, c’est que tout le monde se pose la même question : « Avec qui je veux vivre et où ? ». Cette question anthropologique fondamentale de la politique est de nouveau centrale, même si les réponses actuelles divergent et ne sont pas satisfaisantes ». Pour répondre à cette question il est urgent de dépasser le dualisme matérialisme/spiritualisme qui a souvent faussé un christianisme qui se définit pourtant par « l’Incarnation » : « La Terre que nous commençons à découvrir grâce aux sciences ne ressemble plus du tout à ce pesant matérialisme que les « spiritualistes » adoraient détester ». À ses yeux, l’encyclique du Pape François Laudato Si’ est l’occasion de reprendre ces questions fondamentales : « Pas parce ce que cette encyclique s’occupe de « trucs verts », mais parce qu’elle renouvelle l’ensemble des questions et surtout celle de l’incarnation, qui est quand même le centre du dispositif chrétien. Je suis convaincu que Laudato Si’ est une occasion formidable de renouveler toutes les questions religieuses et pas simplement d’étendre les questions religieuses à l’écologie ».
La conclusion de Bruno Latour est très claire : « Le christianisme est donc invité à se diriger vers le bas après un long moment où nous semblions nous éloigner de toute limite et, pour tout dire, de voler dans le ciel. (…) La transcendance est devenue mensongère, pour ne pas dire diabolique, et c’est l’immanence, méprisée par des siècles de « spiritualité », qui devient désirable, morale et civique. Pour moi, il est temps de se débarrasser de la question de la croyance et d’en poser une autre : c’est quoi l’incarnation ? Où est-ce que vous vous incarnez et avec qui ? Là-dessus, le christianisme a des choses à dire. Quand ma grande sœur allait prier au milieu des Indiens Tapirapé dans l’Amazonie des années 1950, c’est évident qu’elle allait sur terre. Il n’y avait rien qui était de l’ordre de l’évasion. C’était au contraire une incroyable incarnation » (2).
Bernard Ginisty
(1) Bruno LATOUR, Nous devons savoir à quoi nous tenons, conversation publiée dans La Croix- L’Hebdo des 8-9 février 2020, p. 10 à 18. Bruno Latour a publié en 2017 aux éditions La Découverte un essai intitulé Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, où il fait du dérèglement climatique, associé à la dérégulation et à l’explosion des inégalités, l’enjeu géopolitique majeur.
(2) « Je suis d’une famille catholique et parmi mes nombreuses sœurs, il y en a une qui a été religieuse, une des premières disciples de Petite sœur Magdeleine, fondatrice des Petites Sœurs de Jésus. J’ai été marqué par la vie et les choix de ma sœur Claire. Au fond, je n’ai jamais cessé de partager la vérité religieuse, sans utiliser la notion de croyance. Je peux dire que je suis à la fois incroyant et catholique pratiquant, parce que ce qui m’intéresse n’est pas la notion de croyance, mais le mouvement qui donne une vérité aux êtres religieux. Mon histoire religieuse est liée à l’exégèse. Il n’y a que l’exégèse qui permet de comprendre comment la transformation se fait et comment se juge la distinction entre fidélité et infidélité. Péguy et Bultmann ont été mes deux grands maîtres » (op. cit., p. 15-16).